Les soliloques de Feu l'auteur - monologue

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Extraits

EXTRAIT N°1

Tout vient de l’enfance.

À l’occasion d’une demande qui me fut faite de participer à un recueil de récits sur ce thème, j’éprouvai le besoin de dire le désarroi de l’abandon et de l’oubli. Je n’étais pas sûr de mes souvenirs. Alors, j’avais imaginé qu’un matin de septembre on m’avait annoncé qu’elle n’était plus là. Elle était partie à l’aube, sans rien dire, furtivement, reproduisant peut-être, malgré elle, pour n’avoir jamais fait le deuil de sa propre mère, ce vide en soi que l’on tente en vain de combler le restant de sa vie. De fait, c’est ainsi que j’ai toujours perçu mon enfance, comme un pays d’exil, celui où elle n’était pas, où elle n’était plus, où s’est installé en moi, à jamais, la certitude de l’abandon, du délaissement, de la solitude absolue, de la blessure insupportable des limbes déchirés sur un monde aveugle. Le départ de ma mère m’a donné aussi le goût des distances. Je suis ici, je suis ailleurs, d’ici ou d’ailleurs, toujours sur le point d’arriver ou de partir, entre deux mouvements, deux désirs, deux amours, captif d’une séduction mortelle, d’une ivresse froide, d’une chorégraphie funèbre où la mémoire devient l’imaginaire de la mort.

EXTRAIT N°2

Les marges de manœuvres étaient de plus en plus étroites. Abandonnée la lutte de masse où l’on rassemblait autrefois des foules immenses, abandonnée la lutte armée où plus de cent militants étaient capables d’intervenir simultanément sur ce terrain. Les chefs avaient imposé la seule lutte qui les intéressait et que nous qualifions de « lutte institutionnelle ». Il s’agissait d’être présent dans les institutions de l’état colonial. Un comble pour des militants de la lutte de libération. Au début, tout le monde avait cru à l’utilité d’une tribune institutionnelle, fut-elle celle de l’ennemi, pour la retourner contre lui. En fait, très vite, les patriotes les plus conscients avaient compris que ce sont les leaders désignés dans ces postes qui étaient idéologiquement retournés par la pensée dominante. Les éléments de leur discours public commençaient à varier. L’Etat cessait d’être « colonialiste », il était devenu « centralisateur ».

Extraits

EXTRAIT N° 3

J’ai consacré l’essentiel de ma vie à une chimère, la nation corse. N’a-t-elle jamais existée ? Que faut-il croire de l’histoire et des histoires qu’on nous raconte ? Est-ce là, avec d’autres, dans les écritures et le flux des mémoires que j’ai puisé cet inlassable engagement au service d’une cause sans avenir ? Un peuple résistait. Mais à quoi, à qui résistait-il vraiment ? Et quand les envahisseurs s’installaient, comment se comportait-il ? Que reste-il de sa langue, de sa culture, de son patrimoine et de son âme à l’heure où j’écris ces lignes ?

Depuis un siècle, le monde global a accentué les phénomènes d’assimilation. Quelques dizaines d’années ont suffi pour anéantir ce qui subsistait de ce petit peuple. C’est ce temps que j’ai sacrifié avec d’autres à la « nation corse », une virtualité qui a rendu virtuelles nos vies elles-mêmes. Nous sommes devenus aussi légers, aussi inconsistants que nos rêves.

EXTRAIT N°4

Je n’ai jamais cru au sacré, à tout ce qui ne vaut que pour un autre monde. Si tu remontes un jour le cours de mon histoire – pour cela les papiers et les écritures sont utiles –, tu verras que j’ai imaginé malgré tout approcher un mystère. Je ne comprenais pas très bien ce bouleversement qui semblait balayer tout ce à quoi j’avais jusqu’alors consacré ma vie. Fallait-il en passer par là, par mille chemins détournés pour trouver un peu de lumière ? C’est le jeu infini du labyrinthe qui a rendu possible ce qui fut pour moi une révélation. Si l’on admet un processus cumulatif, si l’on accepte l’idée que la découverte est bien la somme de toutes les errances, alors il faut admettre que les détournements, les impasses, les retours sur soi ou les tentatives de fuite – ces délits intimes dont on fait difficilement l’aveu – participent aussi du mystère.

Les pierres nous parlent tout au long du chemin. Chacune porte un nom même s’il est impossible de figurer tous ceux que nous avons connus, reconnus, simplement croisés ou avec lesquels nous avons concerté des espérances. Pour moi, ce fut longtemps dans la vie associative. Les autres nous révèlent à nous-mêmes, du moins dans notre utilité sociale. Pour ce qui est de l’intime, de la petite lueur délicieuse que nous portons au cœur, on ne l’attise pas dans la sphère de l’action publique. Je le sais par expérience, mais je ne renie pas pour autant les relations que j’ai tissées dans l’engagement culturel ou politique. Des pierres vivantes – Petre vive – garderont le souvenir de celles et de ceux que j’ai eu le privilège de rencontrer. Elles porteront leurs voix gravées dans un sillon minéral, libèreront le grain des syllabes, la mélodie des mots, la symphonie des phrases.

Extraits

EXTRAIT N°5

Les âmes se réfugient dans les lieux propices à leurs conciliabules, mais le discours de chacun peut être celui de l’autre ou de tous les autres à la fois. Quand le corps se disperse en myriades de particules, rejoignant la terre, le ciel ou la mer, un autre corps se forme, global, indifférencié, palpitant de paroles vives comme les étoiles innombrables dans le ciel.

À la nuit tombée, quand il m’arrive de faire le tour du village, il y a foule. Si je n’ai aucune peine à me frayer un chemin, c’est parce que tous ceux-là, connus et inconnus, s’écartent sur mon passage. Je sens bien que ce cortège immense se referme derrière moi comme la mer cicatrise spontanément dans le sillage des navires.

Le peuple des disparus d’Imiza me fait escorte sans même se déplacer, par sa formidable immobilité communicante. On aurait de la peine à les repérer individuellement sans la dédicace des sépultures. Les brèves identités et leur parcours dans le temps nous disent plus ou moins qui compose ce maelström prodigieux.

EXTRAIT N°6

J’ai écrit cette histoire pour dire les difficultés de la quête identitaire. Je ne l’ai pas fait de manière abstraite, théorique ou philosophique, mais en m’appuyant sur mon expérience militante.

Chez nous, on dit : « Nimu sa cum’ell’ha da finisce » (« Personne ne sait comment ça finira.»)

Je savais, d’autres aussi le savaient, mais n’osaient pas le dire, comment évoluerait l’histoire contemporaine du peuple corse. Pendant plus d’une trentaine d’années, j’avais déserté l’écriture littéraire pour me consacrer à l’engagement politique et associatif. Je produisais à la chaîne ces articles militants qui disparaissent aussi vite que les jours. Tu n’imagines pas le nombre d’organisations auxquelles j'ai participé, que j’ai créées et animées. Idem pour le nombre de bulletins et de feuilles de chou que j’ai diffusés. J’ai consacré les plus belles années de ma vie à ce travail obscur. Je ne le regrette pas puisque je suis revenu à la littérature autant pour me retrouver que pour mieux comprendre l’histoire même si je n’y suis pas vraiment parvenu. À force de n’être pas soi-même, on prend l’habitude de la distraction. Un décalage s’opère qu’il est difficile de combler. On se rapproche un peu de soi, mais la coïncidence devient impossible. On est ici et ailleurs. Ce n’est pas un dédoublement d’identité propice à l’alternance, mais des images floues dont la superposition accentue la nébulosité. Fantôme auprès de son fantôme, on dévide dans l’indifférence le fil de la vie.

J’ai commencé à écrire « Nimu » pour interroger l’identité du peuple corse, de ses défenseurs et de la mienne par la même occasion. Or, aucune réponse n’était possible à l’exception de celle, illusoire, des vagabondages littéraires ou de celle, simpliste, des idéologies nationalistes et des pouvoirs gestionnaires qui ont besoin de repérer ceux qui existent, habitent, consomment, produisent, circulent et disparaissent.

Extraits

EXTRAIT N°7

J’étais revenu des aventures militantes.

Je m’étais aperçu très tôt de l’archaïsme des comportements entre la demande des foules et l’offre des leaders.

Ce qui montait du peuple, c’était un désir de consommation des richesses matérielles. Il suffisait aux politiciens de tous poils d’en faire la promesse et d’assurer peu ou prou la croissance des biens. Les chefs nationalistes échappaient d’autant moins à la règle que, chemin faisant, ils ne négligeaient pas de défendre leurs propres intérêts matériels, usant pour cela de leur influence politique et se compromettant sans vergogne avec le patronat local ou les officines d’État spécialisées en offres de fonds alléchantes.

J’ai fait tout ce que j’ai pu pour éviter la débâcle, mais c’était sans doute écrit.

Un jour est venu où ce pauvre peuple s’est retrouvé sans force, sans capacité d’indignation et de révolte. Alors, je me suis réfugié à Imiza comme on fait halte sur un palier semi-obscur avant de descendre lentement aux ténèbres.

EXTRAIT N° 8

Un grand amour, c’est comme la mort : une ignorance absolue de l’autre.

Avec Elsa, du temps où elle était là, dans la clarté charnelle des lumières, Julien avait atteint cette frontière où précisément commence l’absence de frontière, où le pas hésite à laisser une trace comme si le bonheur n’avait de sens que par son écriture.

Depuis qu’elle s’était absentée, il ne se passait pas de jour sans qu’il lui parle et l’accompagne au chemin désincarné de la mémoire. Il avait besoin d’elle comme de l’air que l’on respire, des nourritures que l’on absorbe et des mots que l’on remue pour donner encore un sens à sa présence au monde. C’était ainsi. La mort trop certaine n’y pouvait rien. Il l’aimait à présent sans désir c’est-à-dire plus que jamais. Et un jour, sûrement, une parcelle de cet amour ressurgirait dans la chorégraphie lumineuse des poussières.

 

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