Fresnes, résidence d'écrivain - récit

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EXTRAITS

EXTRAIT 1

12 octobre 2020

Aujourd’hui commence mon septième jour de grève de la faim. Je suis un peu fatigué et j’ai de plus en plus froid. Mon pull m’a été retiré parce qu’il est de couleur bleue et que seul le personnel pénitentiaire a le droit de porter cette couleur. Idem pour ma chemise. Idem pour mon blouson parce qu’il a une capuche intégrée dans le col. Les capuches aussi sont interdites. Étrange univers. J’ai parfois l’impression de rêver. Un mauvais rêve où le froid me gagne doucement. J’ai commandé un pull côtelé marron à la cantine. J’espère l’avoir dans la journée. J’ai aussi commandé deux blocs de papier grand modèle de cinquante pages, un stylo bleu et quatre bouteilles d’eau de source d’un litre et demi.

Ce matin, je remets au gardien de passage à sept heures, une lettre pour Geneviève et une lettre pour le Directeur afin de déclarer officiellement ma grève de la faim et mon refus des médicaments pour la tension. Un mot aussi pour savoir si je peux récupérer mon blouson après le retrait de la capuche qu’on peut découper à la base.

7h12. Le gardien chargé de prendre le courrier vient de passer. Son premier mot a été de me dire de « prépa-rer la bassine pour prendre la douche ». On dispose en effet d’une petite bassine en plastique gris dans laquelle il faut mettre les affaires pour se changer, une serviette et un flacon de gel. J’ai répondu que j’étais trop fatigué pour aller à la douche ce matin. J’en ai pris une avant-hier en arrivant au Centre après cinq jours de garde à vue pendant lesquels cela n’a pas été possible.

J’ai voulu remettre au gardien un mot concernant le retrait de la capuche. Il l’a refusé. C’est interdit. Je suis dans un monde d’interdictions. Je n’ai pas l’intention d’y rester. Je m’en irai. Même si je dois m’en aller pour toujours. Comme je l’ai écrit hier à Geneviève en terminant ma lettre, ainsi va la vie qui s’en va toujours.

7h25. Après ces quelques lignes, je retourne me coucher. Je ne peux pas rester longtemps assis ou debout.

8h36. « Santini, habillez-vous ! » Je suis tiré de mon sommeil, car je dors beaucoup pour supporter  la privation de nourriture, par cette injonction. Je me lève donc péniblement. Je n’ai pas besoin de m’habiller, je le suis toujours avec le peu de vêtements dont je dispose. Je n’ai que mes chaussures à mettre, des mocassins légers que m’a conseillés une OPJ le matin de la perquisition, pour éviter, m’a-t-elle dit, des chaussures à lacets car il faut toujours retirer les lacets en garde à vue.

Un gradé entre, me salue aimablement, et me signale que je vais passer plusieurs visites.

On vient effectivement me chercher à 8h45 pour me descendre au rez-de-chaussée dans une salle où je vais encore attendre vingt minutes. Les murs sont couverts d’inscriptions. J’en retiens une : « Ont me dit Fresnes sa freine, j’ai dit, Fresnes sa freine que les lâches. ». 

EXTRAIT 2

Nous roulons donc en direction d’Ajaccio, mais je ne pose aucune question. Quand on croise des inscriptions FLNC sur des murs ou des parapets, le dénommé « Ben » qui est au volant lève le poing en un geste mo-queur en répétant « FLNC ». Au passage à Ponte Novu, il fait remarquer « C’est ça le fameux pont !? » avec une condescendance digne de tous les colonisateurs. Je réponds de façon tout à fait neutre que le pont a été détruit lors de la seconde guerre mondiale et non pas à l’époque où la Corse défendait son indépendance les armes à la main.

Les deux voitures de la PJ font halte un peu plus haut, sur le parking d’un ensemble commercial où l’on peut boire et se restaurer. Tous descendent pour manger et boire en restant une vingtaine de minutes sur le parking. Ils m’ont aussi proposé de me restaurer et de boire, mais j’ai refusé. Ils ont été surpris. L’un d’eux m’a demandé si je faisais la grève de la faim. J’ai répondu qu’effectivement je n’avais pas d’autres moyens de protester contre une interpellation que j’estimais injuste.

Une longue route encore pour regagner Ajaccio. Je ne disais rien, mais j’écoutais. J’ai compris que le dénommé Ben était en couple avec la femme OPJ qui était auprès de lui sur le siège passager. Elle ne se sentait pas  bien. Elle a dit, à un moment donné, que c’était à cause de sa grossesse. Bref, un « binôme » OPJ, un couple et bientôt des parents.

Arrivés au commissariat d’Ajaccio, procédures habituelles. Dès la sortie du véhicule, on me conduit menotté dans les locaux. A l’accueil, je dois laisser ma ceinture, ma montre et mes lunettes. On me conduit ensuite devant la porte d’une cellule. Ben retire mes menottes. Je peux entrer dans ce nouveau lieu d’accueil. Le contraste est saisissant avec ma chère maison que j’ai quittée sous la contrainte quelques heures auparavant. De part et d’autre de la cellule, contre les murs, sont alignés deux blocs de béton sur lesquels sont vissées des poutres en bois teintes en marron. À droite, en entrant, il y a un WC à la turque en aluminium. Il est impossible de s’allonger sur les blocs qui tiennent lieu de lit. Le contact avec le bois fait mal partout où le squelette affleure, les chevilles, les genoux, les hanches, les côtes, les épaules, les coudes, les poignets. J’évite donc de m’allonger. J’attends assis qu’on vienne me chercher. J’observe qu’il n’y a pas de papier toilette et qu’il me serait donc impossible, en cas de besoin, de me servir des WC à la turque. Pas d’eau non plus pour me désaltérer éventuellement.

Ben vient me chercher vers 15h. Procédure oblige, mains menottées dans le dos pour un parcours de moins de cinq minutes. Dans le bureau se trouve aussi sa compagne puisqu’ils travaillent en binôme. Voilà un couple idéal !

Ce premier interrogatoire de deux heures me paraît une entrée en matière sans doute pour me faire passer le reste les jours suivants. Ce sont des questions du genre : « Quelle différence selon vous entre indépendance et autonomie ? ». Je développe autant que de besoin. En bref, l’OPJ pose le fond politique d’une affaire qui est censée me concerner.

Retour dans ma cellule vers 17h. Je suis tout à fait conscient de ce qui est en train de se passer. On essaie de me faire le coup de celui qui inspire des groupes clandestins par ses écrits.

Vers 19h, on vient me proposer de la nourriture. Je refuse. J’accepte seulement de remplir un gobelet d’eau dans le couloir où donnent les cellules. Ce gobelet d’eau sera la seule chose que j’aurais prise en 24h. On m’apporte aussi une couverture en aluminium or et argent utilisée pour les premiers secours. J’essaie vaine-ment de m’endormir sur les poutres en bois. J’ai plié plusieurs fois mon blouson pour m’en faire un oreiller. Je passe une nuit blanche…mais j’ai des bleus partout d’avoir essayé quand même de rester allongé.

EXTRAIT 3

Vendredi 9 octobre

J’ai encore droit à une journée entière d’interrogatoire dans le bureau de Ben-Olivier assisté d’un de ses collègues et du stagiaire. Je n’en retiens que quelques détails.

On me présente une série de photos, moi en tête, en me demandant si je connais ces personnes. (...)

Puis, Ben-Olivier me présente la photo d’un tract intitulé « Le hommes libres choisissent la liberté ». Il me demande si j’en suis l’auteur. Je réponds positivement puisqu’il s’agit du tract d’appel à la réunion du 14 juillet 2020 que j’organise au couvent Sant’Antone di a Casa-bianca pour expliquer ce qu’est la Cunsulta Naziunale Populara et tenter de donner corps à cette initiative politique. Ben-Olivier me présente alors une autre photo. On y voit le même tract déposé au sol sur un tapis de feuilles mortes. Il me dit que ce tract à été retrouvé sur le « pas de tir » de la gendarmerie. Je n’ai pas bien entendu et j’ai compris « parking ». Étonné, je lui réponds : « Sur le parking de la gendarmerie, c’est étonnant. » À ce moment-là, je vois les yeux de Ben-Olivier s’illuminer comme s’il venait de faire une découverte majeure. Avec un sourire carnassier, il déclare que je viens de lui donner une information capitale puisque selon moi, le « pas de tir » se situait sur le parking. J’entends alors cette  expression que je n’avais pas comprise : « pas de tir ». Je lui demande ce qu’il entend par là. Il me dit que c’est de cet endroit qu’a été tiré un coup de feu sur la façade de la gendarmerie. Je lui explique que cela n’a rien à voir d’abord parce que je n’avais pas compris ou plus exactement entendu l’expression « pas de tir » et ensuite, parce que là où ailleurs, le tract avait été distribué à des milliers d’exemplaires. Voilà le genre de méthode et d’amalgame utilisé pas ce petit monde du soupçon permanent.

Il n’y aura plus rien de notable au cours de cette journée d’interrogatoire. Les surprises viendront en soirée alors que je suis dans ma cellule.

C’est d’abord l’OPJ So qui entre en me faisant remarquer que je ne prends plus ma gélule pour la tension depuis mon arrivée dans les locaux de Levallois-Perret. Je réponds que c’est évident, d’abord parce que je ne veux plus prendre mes médicaments et ensuite parce qu’on ne me les a plus présentés. Et c’est là que je comprends le sens de cette visite tardive. Il doit être environ neuf heures. So insiste pour que je prenne la gélule qu’elle tient dans le creux de sa main. Comme je refuse toujours, elle finit par dire que ceux qui ont négligé de me la présenter risquent d’avoir des ennuis. D’autres seraient passés sur ce détail ou aurait peut-être souhaité que des « flics » aient des ennuis pour avoir négligé leurs obligations. Ce n’est ni dans ma morale ni dans mon tempérament. Alors, j’accepte de prendre la gélule que cette femme enceinte de trois mois me tend dans le creux de sa main.

La deuxième surprise  viendra un peu plus tard. Il devait être 23h. La porte s’ouvre et je vois encore apparaitre So accompagné de Ben-Olivier et d’un autre homme qui tient trois livres dans sa  main. So me demande si j’accepterais de  les dédicacer. Je n’y vois aucun inconvénient. L’homme, un OPJ, me tend d’abord « Front de Libération Nationale de la Corse, de l’ombre à la lumière ». Je remarque que c’est un livre neuf sans doute acheté le jour même chez L’Harmattan. L’OPJ me donne un nom, mais je comprends que ce n’est pas le sien. C’est plutôt un surnom. Je fais une dédicace brève. Il me tend les deux autres livres qui sont des « Quaderni de l’Ultimu ». Les titres sont significatifs de l’intérêt de cet OPJ pour ma littérature. Il s’agit de « Chjama a i testimoni di a storia naziunale » et de « Reunione clandestina ». Il me donne le prénom de ses deux enfants, deux prénoms corses, Chjara et Anghjulu. Je comprends alors que j’ai à faire à un compatriote. Je suis très touché.

 

EXTRAIT 4

Samedi 10 octobre 

On vient donc me chercher dans la cellule du Palais de justice de Paris pour rencontrer le juge d’instruction dont j’ai appris le nom en lisant les procès-verbaux. C’est un dénommé Stalinas Sandraps. Devant l’OPJ Ben Olivier, j’ai lu [Sandra] comme il convient puisque le [p] et le [s] ne se prononcent pas. L’OPJ m’a dit qu’il fallait les prononcer puisque le juge l’entendait ainsi. Je me suis demandé à quoi correspondait cette distorsion de la langue française. Je peux comprendre que s’appeler [Sandra] pour un homme soit un peu gênant. C’est la seule explication que j’ai trouvée. D’où cette exigence du juge de prononcer les deux dernières lettres de son nom [ps]. En ne les prononçant pas et compte tenu que j’avais déjà engagé une grève de la faim, j’ai dit à l’OPJ en plaisantant : « Le juge Sandraps m’a mis dans de beaux draps, j’espère, pour sa conscience, que ça ne finira pas dans un linceul ! » Il n’est pas convenable d’ironiser quand il s’agit de la mort des autres, mais on peut toujours sourire, sinon rire de la sienne.

Pour me rendre de ma cellule étroite et sombre, privée de lumière naturelle, jusqu’au bureau du juge Sandraps, je traverse de longs couloirs escorté par deux policiers. Le sol de ces couloirs est invariablement peint en orange. Je pense au poème d’Aragon chanté par Jean Ferrat. Un jour peut-être, un jour viendra couleur d’orange.

On prend un ascenseur.  Je note le numéro de l’étage, onzième. Ce doit être le dernier. Je retrouve mon avocate Raphaëlle Rischmann. Nous nous présentons ensemble, elle, les deux policiers et moi, devant la porte du juge. Encore quelques secondes d’attente. C’est qu’on n’entre pas ici comme dans un moulin. Ce n’est pas la maison du peuple.

On entre enfin. De ma cellule sombre tout en bas, comme il convient aux gueux et aux miséreux, j’accède à tout ce qui fait la médiocre fierté de cette bourgeoisie qui ordonne le monde en fonction de ses intérêts avec sans doute une nostalgie coupable de l’ancien régime aristocratique auquel elle a contribué à mettre fin en 1789.

La vue est impressionnante sur Paris. Tour Effel, tour Montparnasse et les multiples beaux quartiers de la ville. Un vue sur Paris et sans doute sur le Tout-Paris qui fait le miel des politiciens et des hauts fonctionnaires de l’Etat auprès des « people » de toutes sortes.

Le bureau du juge Sandraps manque pour le moins de modestie, au point que l’homme qui y est installé rapetisse, flanqué de larges écrans d’ordinateurs.

Plusieurs chaises sont ordonnées face au bureau. Toutes sont de couleur rouge. Leur siège et leur dossier sont rembourrés. Une seule chaise est différente. Elle ressemble à une chaise de camping rudimentaire qu’on aurait dépliée : siège et dossier plats de couleur blanche. On m’invite à y prendre place, juste en face du juge.  La greffière se tient sur la droite devant l’écran de son ordinateur posé sur un bureau plus modeste. L’ordre hiérarchique du monde bourgeois doit être respecté.

Les deux policiers sont derrière moi et Raphaëlle à ma droite.

Le juge déclare que j’ai trois possibilités : me taire, faire une déclaration spontanée ou répondre à ses questions. Je réponds que j’ai déjà donné suffisamment de détails aux OPJ pendant la garde à vue. Je préfère donc une déclaration plus ou moins spontanée. Il relève  l’expression « plus ou moins » en indiquant que ça n’existe pas dans le code de procédure. Si j’ai utilisé cette expression, c’est parce qu’elle correspond à une réalité. On ne vient pas déclarer quelque chose sans y avoir pensé auparavant. Cette réaction formelle du juge Sandraps a confirmé ce que je pense de ceux qui appliquent les lois à la lettre en négligeant leur esprit.

D’une voix éteinte par la fatigue, j’entame donc mon petit discours à propos de la colonisation « crime contre l’humanité » évoqué par  Emmanuel Macron en Algérie et du génocide culturel qui peut en résulter parfois.  C’est aujourd’hui le cas pour le peuple corse.

Je cite ensuite la phrase lumineuse de Jean-Marie Tjibaou sur la difficulté et la peine de voir son peuple disparaitre. E c’est encore le cas pour le peuple corse et la peine que les Corses peuvent en éprouver.

Quand je parle, je me tourne le plus souvent vers la greffière puisque c’est elle qui est chargée d’enregistrer mon propos. Cela semble gêner le juge qui me dit en souriant que je peux m’adresser à lui parce qu’il voit tout ce que je dis retranscrit sur son écran connecté sans doute à l’ordinateur de la greffière. Je continue néanmoins à me tourner de temps à autre en direction de la greffière. L’intervention n’a pas duré plus de dix minutes. Après quoi nous sommes sortis du bureau du juge et Raphaëlle m’a indiqué que nous passerons un peu plus tard devant les juge des libertés qui peut décider soit de mon incarcération, soit d’une assignation à résidence. Je lui avais donné l’adresse de Jo Dompietrini qu’elle avait contacté et qui était prêt à me recevoir. En fait, cela aurait mis un terme à ma grève de la faim et d’un point de vue moral ça ne me convenait pas. Je  voulais continuer de me battre dans des lieux d’enfermement où m’avaient conduit les déductions hâtives d’un juge bien mal instruit des affaires corses.

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