POINT A LA LIGNE

Couverture

Extrait page 51

La Corse préoccupe Samuel. Chaque jour. Presque à chaque instant. Comme s’il vivait d’elle. En elle. Comme un enfant à naître dans une matrice à jamais close.

Réveillé tôt ce matin-là, il traîne au lit une heure durant. Ses pensées vont de Jade à la journée militante qui l’attend. On doit installer à Corte l’Assemblée Nationale Provisoire nouvellement élue.

Est-ce que tout est prêt ? A-t-il réuni tous les documents utiles ? Est-ce que le déroulement de la séance est bien minuté ? Peut-être faudra-t-il en décider au dernier moment. Ici, rien n’est jamais sûr. Fragile comme un vieillard, le peuple corse risque de passer d’un instant à l’autre.

Et puis il pense à Jade. Si elle était là, si elle l’avait rejoint, il aurait tout abandonné. À elle seule, elle ferait monde. L’heure serait venue d’un bonheur tranquille. 

Il se tourne et se retourne dans ce lit où ils ont fait l’amour. Le temps leur file entre les doigts. Ils n’ont plus que des mots pour le retenir. Samuel en fait des écritures répétitives. Mêmes espoirs, toujours. Mêmes rêves. Pauvres projets humains qui se ressemblent   partout où l’humanité prolifère. Comme si le nombre et la rumeur du monde pouvaient dissiper l’intimité des solitudes.

L’amour est d’autant plus illusoire pour échapper à la disparition qu’il n’a de sens que par elle.

Samuel n’est pas dupe. Alors, se dit-il, à quoi bon ?

À quoi bon tant d’énergie ? Au travail, à la construction inlassable, à ce goût des pierres, à leur assemblage infini ?  

À quoi bon laisser des traces ici ou là ? Et jusque dans la sédimentation, la concrétion des écritures ? 

Pourquoi faut-il témoigner d’un passage pour ceux qui débarquent au monde ? Qui n’ont rien demandé ? Qui naissent des cendres ?

Qui en fait obligation d’aimer et de mémoire, sinon la mort ?

Pensées contradictoires. Samuel est bien vivant. Il doit bouger. Se mouvoir. Il se répète le mot. Se mouvoir. Et il se lève lentement dans les premières lueurs du jour.

Tout recommence, se dit-il. Parce que rien ne change.

Extrait page 76

Samuel est tranquille quand Jade débarque dans sa vie.

Il construit des murs interminables sans être sûr que ce soit bien utile.

Le pays s’effondre.

Les murs appellent à la puissance de l’acte que requiert leur assemblage.

Énergie incluse dans la compacité des pierres.

Énergie captive dans une patiente et lente érection.

Désir pétrifié dans la gangue des roches.

Bâtir solide pour échapper à la mort.

Extrait page 78

Les asphodèles dressent leurs regards étoilés sur des hampes lisses autour du refuge en surplomb de la mer. Les murs s’élèvent à hauteur d’homme. Ils sont de pierres sèches. Des tôles ondulées retenues par de gros galets y reposent en guise de toit.

Terre battue au sol. Ocre. 

Au fond, un fragment de ciel s’inscrit en déchirure dans le cadre aigu d’une meurtrière.

La porte est ouverte sur l’azur.

Samuel est assis, dos appuyé au mur. Les pierres le meurtrissent. Une fatigue immense atténue ses douleurs.

Les grandes lassitudes détachent de soi.

Au pied des collines, la mer couve des mondes inaudibles. Des secrets. Des énigmes.

Le regard s’évade dans la complexité des bleus qui tanguent à l’horizon.

Tapi dans son refuge, Samuel est au spectacle des vaisseaux fabuleux sur la route des Amériques, des Indes et d’ailleurs.

Les labyrinthes sont ouverts aux conquérants cupides. On entend leurs armures tinter sous la lumière exacte.

L’histoire s’accomplit dans une débâcle d’images et de mots.

À chaque instant ses cendres.

À chaque instant une aube recommencée.

Samuel s’endort.

La nuit soulève des haillons de lumière.

Rêves, nostalgies du jour.

Extrait page 107

Jade pressent le trouble de Samuel. Elle l’attire le plus souvent possible. Lui fait des fêtes. Le garde en elle longtemps.

Elle apparaît souvent dénudée, entre deux portes, entre deux rires, humide de son bain, les cheveux fous. Elle se presse fort contre lui. Le couvre de baisers. Sa bouche remonte de l’épaule au cou, des lèvres à l’oreille, de la joue aux paupières, puis se perd partout ailleurs.

Les appartements sont étroits. Les chambres et les lits plus encore qui inclinent aux rencontres machinales.

La vie exulte dans les sarabandes nocturnes dont on cloisonne les rumeurs pour ne pas désespérer du pareil au même.

Imagine-t-on autrement la procréation des multitudes ?

Cris et chuchotements s’élèvent au-dessus des villes pour se répandre partout. Au chant choral de ce marais s’ajoute, furtif, l’accouplement des faunes innombrables qui font aussi leur vie comme leur mort. Discrètement.

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